James ELLROY – Le Dahlia noir
James Ellroy, donc. Le grand, l’immense, l’exaspérant, l’ignoble, le génial James Ellroy. On l’adore ou on le déteste : le bonhomme, tout comme ses livres, ne laisse pas indifférent. Il faut admettre qu’il ne s’épargne aucun effort pour choquer : républicain et conservateur autoproclamé, il s’ingénie à entretenir sa légende, celle d’un personnage peu recommandable, vaguement voyeuriste et vicieux, à la personnalité quasi borderline. Ses romans, célèbres par leur crudité sanguinolente, ne plaident pas en sa faveur. Il serait pourtant dangereux de réduire l’écrivain à son œuvre : s’il a mis une grande part de lui-même dans ses personnages, James Ellroy est trop lucide pour se perdre en eux. En témoignent des intrigues très documentées et aux structures ciselées, en totale contradiction avec la déliquescence de la plupart de ses héros – en imaginant que ce terme ait encore un sens pour un homme qui a suffisamment côtoyé les bords des gouffres pour entretenir quelque illusion sur le genre humain. En vrai survivant, Ellroy n’oublie jamais de se ménager un périmètre de sécurité, dans ses inclinations personnelles comme vis-à-vis de ses livres.
A l’aube des années 80, James Ellroy fait irruption sur la scène du polar avec « Brown’s requiem ». Les spécialistes soulignent la radicalité du récit et l’écriture sans concession d’un auteur dopé à la testostérone. Suivent quelques titres ahurissants de violence qui assoient sa réputation d’auteur gore, au style tranchant et aux intrigues foisonnantes comme des grappes de vers sur un cadavre. La notion de serial killer devient un incontournable du lexique noir, au point de se transformer aujourd’hui en poncif – on en croise jusque dans les recoins les plus septentrionaux des fjords suédois. C’est donc un auteur entouré d’une certaine aura qui publie « Le Dahlia noir » en 1988. Et c’est le choc.
Dans le « Dahlia noir », James Ellroy s’inspire d’un fait divers réel qui avait horrifié les Etats-Unis au sortir de la Seconde Guerre mondiale : le meurtre d’une jeune femme, Elizabeth Short, dont le cadavre épouvantablement mutilé avait été découvert dans un terrain vague de Los Angeles aux premiers jours de 1947. Ellroy lance un duo d’enquêteurs, l’agent Dwight « Bucky » Bleichert et le sergent Lee Blanchard, sur la trace du tueur sadique. Très vite, la traque se doublera d’une quête personnelle : face à l’épouvante, chacun se retrouve confronté à ses secrets les plus inavouables. Jusqu’où peut-on aller dans le renoncement à soi-même ? Bleichert laissera pas mal d’illusions dans l’aventure, Blanchard aura moins de chance encore. Des histoires d’amour se noueront et se dénoueront, des considérations de hiérarchie et d’ambitions politiques perturberont le travail policier, des journaux viendront fouiller dans les moindres poubelles de l’Histoire. La description de l’enquête est aussi minutieuse qu’haletante : James Ellroy restitue avec une maîtrise stupéfiante les procédures d’investigation, tout comme le langage de l’époque, les décors, les us et coutumes, et recrée avec maestria cette ambiance moite où infusent jazz be-bop, whisky et foutre. Le Los Angeles des années 1940 revit dans toute son effervescence et ses extravagances : n’oublions pas que les protagonistes s’affairent dans la Mecque du cinéma, ces quelques kilomètres carrés de rêve où se côtoient businessmen et techniciens au chômage, authentiques vedettes et starlettes en mal de gloire. Elizabeth Short était une aspirante actrice sans talent. Comme bien d’autres, elle s’est brûlé les ailes à ce rêve. Par procès-verbal interposé, Bucky Bleichert sera le témoin privilégié de cet éclatant échec. Il lui faudra une sacrée dose de masochisme pour mener cette enquête à son terme : c’est que ce flic en quête de rédemption porte le monde sur ses épaules. Véritable double de l’auteur, il devra accepter de souffrir suffisamment – et de faire souffrir les autres – pour coincer le coupable. Revanche posthume pour la belle Elizabeth dont le meurtrier, dans la réalité, ne fut jamais identifié.
Nous voici au cœur de la problématique d’Ellroy : la Justice est-elle possible en ce bas monde ? Face à l’incroyable arrogance des puissants, existe-t-il un homme assez fort pour punir les ordures qui s’en prennent à de jeunes femmes dont le seul tort fut d’avoir croisé la mauvaise personne au mauvais moment ? L’auteur parle en connaissance de cause : sa propre mère, qui l’élevait seule, fut victime d’un tueur en série en 1958 alors que le jeune James Ellroy n’avait que dix ans. On peut rêver d’un meilleur départ dans la vie. Lesté de ce traumatisme, il vécut quelque temps avec son père, un homme faible dont le mieux qu’on puisse dire est qu’il n’était bon à rien, et dont la mort prématurée devait précipiter le futur écrivain dans une chute libre d’une bonne dizaine d’années : alcool, drogue, vols avec effraction, clochardisation. Cette période sombre, qui l’amena aux portes de la mort, Ellroy la restitue avec sa hargne coutumière dans « Ma part d’ombre », un récit autobiographique où l’homme se livre sans concession. Il était moins un délinquant qu’un paumé, un loser comme on en croise tant dans les mégapoles américaines. Seule différence : de cette errance est née une œuvre romanesque d’une rare ambition, puisant ses racines dans la réalité la plus triviale, et d’une puissance évocatrice sans équivalent dans le roman noir contemporain.
Car James Ellroy n’aurait jamais acquis cette envergure sans ce style qui lui est propre, tranchant comme un scalpel et percutant comme un direct à l’estomac. Les personnages parlent dur, cru, vrai : on croise beaucoup de salopes, de pédés ou de connards aux détours de ses histoires. Beaucoup de négros, d’espingos et de youpins aussi. Homophobe et raciste, James Ellroy ? Bien sûr que non : il brosse avec sauvagerie l’esprit d’un milieu et d’une époque, la pègre de Los Angeles et les services de police du LAPD – entités qui étaient bien souvent synonymes – au détour des années 1940. Il révèle ainsi la véritable nature d’une société segmentée et intolérante, irriguée par les préjugés de toutes sortes. Le culte de la liberté, ce cliché façonné par toutes les agences de pub d’Amérique, ne se dispense pas de solides haines à l’encontre de ce qui n’est pas conforme.
Portées par cette violence verbale, les scènes d’action d’Ellroy sont de véritables morceaux d’anthologie – pour le meilleur et pour le pire. Les rapports de force, partout sous-jacents, conditionnent les rapports humains, gouvernés par la jalousie, l’envie ou la peur. Les individus sont renvoyés à leurs pulsions les plus primaires, d’où un certain nombre de voies de fait. Quant aux descriptions de scènes de crime, elles mettent le lecteur à rude épreuve : aucun détail ne lui sera épargné. Voyeurisme gratuit ? Non, prise de conscience de la barbarie et de l’ignominie absolues. Pour cet égoutier de l’âme, le monde n’est que coups, chantage et souffrance. Son Los Angeles baigne dans un océan de corruption où seuls surnagent salauds et cinglés. Quant aux protagonistes, dont l’égoïsme est sans limite, ils ne sont mus que par deux valeurs : le fric et le sexe. Par chance, certains être d’exception parviennent à se transcender. C’est ainsi que de temps à autre, l’amour authentique parvient à fendiller les carapaces pour glisser son grain de sel dans l’histoire, comme dans la relation ambiguë entre Bleichert et la belle Kay. Fatalistes, les personnages se résignent à ce qu’il se mue en grain de sable grippant peu à peu les rouages de la belle mécanique. Le bonheur, par nature éphémère, n’est que l’oubli momentané du malheur et chacun replonge dans ses idées fixes et ses rêves déçus. Pessimiste, James Ellroy ? Incontestablement. Mais par-dessus tout combatif : à l’instar de Bleichert, son anti-héros le plus abouti, l’auteur n’interrompra jamais la traque du meurtrier. Le désir, l’obsession de justice, encore et toujours.
Voilà bien ce qui caractérise la figure du héros selon Ellroy : c’est un homme abandonné à lui-même et obsédé par sa quête de vérité, seule alternative viable au désespoir existentiel. Stoïques, ses enquêteurs s’enferment à double tour dans des pièces sombres dont ils tapissent les murs de photos macabres tout en feuilletant pour la millième fois les pages d’un dossier qu’ils connaissent par cœur. Ils sont toujours à l’affût du petit détail qui leur avait échappé, prélude à une révélation fulgurante. La précision des comptes-rendus et la méticulosité des descriptions participent de cette atmosphère envoûtante, à la limite de la claustrophobie. Les romans de James Ellroy sont de véritables labyrinthes qui placent le lecteur en situation : pris dans cette avalanche de faits, de témoignages et d’observations, il devient lui-même ce flic qui remonte Hollywood Boulevard à bord de sa Chrysler tout en faisant le tri entre les délires des poivrots, les rodomontades des mythomanes, les mensonges éhontés des truands et les murmures d’une vieille qui a peut-être perdu la boule. On accumule les indices, on s’engouffre dans les fausses pistes, on se bat avec des types un peu trop portés sur le poignard. On pleure d’avoir tué et on se soûle pour oublier. Un livre d’Ellroy, c’est une plongée en apnée dans les bas-fonds de l’humanité, mais transcendée par l’énergie dévastatrice d’un authentique écrivain et cette volonté inflexible de s’en sortir. Au bout du voyage, il n’y aura peut-être pas l’allégresse, mais il y aura la vie, toujours triomphante. Le sacrifice n’aura pas été vain : en un seul roman, James Ellroy aura vengé toutes les victimes de l’Histoire.
« Le Dahlia noir » est sans doute son chef-d’œuvre. L’intrigue, bien que foisonnante, est un concentré de suspense, de turpitudes, de rebondissements, d’émotions aussi. Le coup de génie d’Ellroy est d’avoir compris que Los Angeles constituait la métaphore du rêve américain dans ce qu’il avait de plus faisandé : glamour, photos de unes et paillettes hollywoodiennes ne servent qu’à cacher la misère des petites gens, la lutte pour le pouvoir, la ségrégation raciale omniprésente et l’injustice fondamentale d’une société trop obnubilée par l’argent pour se permettre le luxe d’être humaine. La vérité d’une société, c’est encore son mensonge le plus présentable. Los Angeles, cité des anges ? Foutaises, nous hurle James Ellroy : ville de faux-semblants et de décors en carton-pâte, de producteurs vicieux et de poussières d’étoile destinées à éblouir les gogos, elle incarne l’Amérique dans ses pires travers. Elizabeth Short fut l’une de ses plus pitoyables victimes, qui se rêvait actrice et finit en pâture de fait divers, un matin de janvier, au bord d’un terrain vague. C’est pour elle, pour exorciser cette monumentale et cynique saloperie qu’on appelle le rêve américain, qu’Ellroy a conçu ce texte admirable, vrai cri d’amour à une jeune morte. Un cri d’amour quasi filial.
Après « Le Dahlia noir », l’auteur allait poursuivre son autopsie de l’Amérique des années cinquante dans trois autres romans qui, chacun, ont fait date : « Le grand nulle part », « L.A. Confidential » et « White jazz ». S’appuyant sur quelques personnages récurrents, il y fait la démonstration d’un talent de conteur et d’une virtuosité stylistique qui l’ont propulsé au premier rang des auteurs de thrillers du XXème siècle. Il a renouvelé le genre, tout simplement.
Mégalo, James Ellroy ? Indubitablement. Réac ? La question se pose.
Génial ? Sans l’ombre d’un doute.
Rivages, 1988.
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