Heinrich STEINFEST – Requins d’eau douce
On a toujours raison d’ouvrir ses horizons. Qui, de ce côté-ci du Rhin, connaissait Heinrich Steinfest avant la sortie en Folio de « Requins d’eau douce » ? Convenons-en, pas grand monde, y compris parmi les aficionados du roman noir. Pourtant, cet auteur d’origine autrichienne est considéré comme une véritable pointure du polar en Allemagne. La lecture de « Requins d’eau douce » nous permet de mesurer l’abîme qui sépare la tradition française du roman policier-noir-social et la culture germanique, mélange détonant de pragmatisme et d’hallucinations maîtrisées.
« Requins d’eau douce », dont l’intrigue débute à Vienne, met en scène un enquêteur pour le moins atypique, l’inspecteur principal Richard Lukastik. Sortons des clichés du flic endurci au grand cœur ou du limier hanté par d’inavouables cauchemars. Ce policier se caractérise par une banalité relative. Doté d’un physique ordinaire pour un homme de 47 ans, il possède un sens de l’observation plutôt correct, des facultés de déduction raisonnables pour un officier de police judiciaire et des capacités physiques qui se heurtent aux limites d’un début d’embonpoint. De toute façon, Richard Lukastik ne goûte ni l’action ni la violence. Tout ce qu’il aime, c’est mener ses enquêtes à son rythme, avec la pondération intellectuelle qui s’impose. Même quand les circonstances semblent inouïes.
En l’occurrence, le meurtre qui est proposé à sa sagacité appartient à la catégorie des meurtres inouïs. Le cadavre d’un homme partiellement dévoré par un requin est retrouvé dans une piscine, sur le toit d’un immeuble viennois. Une prothèse auditive est découverte sur la scène de crime. L’inspecteur Richard Lukastik se met en devoir de découvrir le meurtrier. Non pas le requin, mais celui ou celle qui a poussé la victime dans les mâchoires du méchant poisson. Voilà en gros à quoi se résume l’intrigue de « Requins d’eau douce ».
Pas de quoi en faire un polar ? Tout dépend du narrateur, et Heinrich Steinfest s’y entend pour conduire les évolutions de son enquêteur avec l’indolence pensive qui est le propre des héros pittoresques. Un héros, Lukastik ? Pas le moins du monde. Mis à part le fait qu’il couchait avec sa sœur quand il avait 22 ans et l’autre fait, à peine moins étrange, qu’il roule à tombeau ouvert dans une Ford Mustang dorée ayant échappé à l’anéantissement programmé d’une performance d’art contemporain, rien ne le distingue de ses semblables. Certes, il confesse une admiration raisonnée pour le philosophe Ludwig Wittgenstein et pour un musicien dodécaphonique passablement abscons, Josef Matthias Hauer, mais cela ne doit pas suffire à le classer dans la catégorie des anormaux. Son parcours, en revanche, peut être considéré comme relativement hors normes. Après avoir entamé des études de musicologie, il s’est réorienté vers la criminalistique. Conséquence de ses relations incestueuses avec sa sœur ? Libre au lecteur de le penser. Quoi qu’il en soit, sa mère en a conçu un vif désappointement : un musicologue, cela vous a quand même plus de classe qu’un flic. Mais Lukastik pouvait-il agir autrement ? Là encore, rien n’est moins sûr. Par conséquent, on ne sera pas surpris d’apprendre qu’à 45 ans, Lukastik est retourné vivre chez ses parents qui, bien sûr, se détestent avec une constance glacée. Et auprès de sa sœur qui, après un mariage raté, est rentrée elle aussi au bercail familial. Drame oedipien ? On n’en saura pas davantage. Lukastik ayant une affaire à résoudre, l’analyse de la chronique familiale sera renvoyée à des jours meilleurs.
A l’instar de ses réminiscences, l’enquête de Lukastik procède par glissements successifs. L’originalité de ce personnage de policier est qu’il porte autant d’attention au contexte qu’aux faits. Certes le docteur Paul est un médecin légiste reconnu mais ce qui en fait un être d’exception, c’est qu’il a épousé une femme superbe et bien plus jeune que lui. Ses avis ont donc valeur d’oracle. Quant au spécialiste des requins, Slatin, il n’a d’intérêt pour Lukastik que dans la mesure où il est devenu expert par hasard, par contrebande serait-on tenté d’écrire. Seul l’intéresse le commerce des lithographies anciennes mais comme il avait imaginé dans le cadre d’un travail universitaire l’existence d’une nouvelle variété de requin et que cette hypothèse s’est accidentellement vérifiée, il est obligé d’assumer un rôle de spécialiste qui l’indiffère complètement. Tout ce que l’on peut conclure de cette histoire, c’est que le poisson qui a tué l’inconnu appartient à la famille des Swan River Whaler. Un requin d’eau douce, soulignerait l’amateur d’oxymores.
Le polar suit son cours vaguement expressionniste, entre auberge typique et station-service ultramoderne perdue au milieu des bois. Rien ne surprend Lukastik, ce riverain de l’absurde. Ainsi, son bureau est encombré d’œuvres d’art pour la bonne raison que les locaux de la PJ ont été répartis entre les services de police et une annexe de musée. L’opulente patronne de la station-service sert des bières en habits de cow-boy. Un éminent coiffeur vit dans une petite chambre d’hôtel au bout du monde. Ces événements ont beau paraître singuliers, ce qui est intéresse vraiment Lukastik, c’est de comprendre pourquoi une jeune femme paraît avoir dix-huit ans alors qu’elle en a vingt-cinq. Ou l’inverse. Et pourquoi les romans policiers s’appliquent à mettre du suspense là où une véritable investigation consiste en un jeu d’essais et d’erreurs, d’approximations plus ou moins raisonnées qui aboutissent en règle générale à l’arrestation du coupable. Lukastik, c’est l’anti-Sherlock Holmes. Un philosophe perdu au milieu des cadavres.
On comprendra aisément que les amateurs de polars formatés seront déçus avec Heinrich Steinfest. Dans ses livres, on ne croise ni serial killer, ni secrets ésotériques cachés dans quelque manuscrit surgi du fond des âges. En somme, il n’y a pas de mystère. Juste des télescopages de faits qui débouchent sur un crime, dont la résolution ne peut s’effectuer que par une analyse logique des événements – voilà pourquoi Lukastik se réfère sans cesse à la philosophie wittgensteinienne. Quant à Wittgenstein lui-même et ses consternantes lubies, il n’inspire au policier qu’un soupir de résignation et un hochement de tête navré. Il ne faut pas en déduire pour autant que Richard Lukastik est un flic aigri ou désabusé. En aucune manière. Il se fait un point d’honneur à élucider chaque dossier qui lui est confié. Mais ce n’est pas par scrupule moral, ni pour asseoir une quelconque primauté du bien sur le mal. Il s’agirait plutôt d’une question de correction vis-à-vis de la réalité. Une volonté de démystification. Un scrupule esthétique, en quelque sorte.
On conçoit que ce genre de personnage n’a pas le don de déclencher les passions. Il est si peu attachant, et il se soucie si peu de l’être, que l’identification semble quasi impossible. Et pourtant, les polars de Heinrich Steinfest dégagent une atmosphère unique, envoûtante, qui ne sont pas sans rappeler les histoires biscornues d’un autre écrivain autrichien, le sulfureux et génial Thomas Bernhard. Comme son illustre prédécesseur, Heinrich Steinfest maîtrise à merveille l’art de la digression qui fait déraper son récit de la banalité la plus triviale à la singularité absolue, mais dénuée de lyrisme au point que les circonstances, pour exceptionnelles qu’elles apparaissent, perdent aussitôt de leur poids symbolique pour devenir des faits, de simples faits. Des circonstances qui appellent la méditation correspondante. Car on ne voit vraiment pas pourquoi la découverte d’un cadavre déchiqueté dans une piscine juchée au sommet d’un immeuble viennois serait plus stupéfiante que la rage du père de Lukastik à préparer de la soupe tous les soirs.
Quand on y regarde bien, nous rappelle sans relâche l’inquiétant inspecteur principal Richard Lukastik, la vie n’est que le résultat d’une suite de circonstances extravagantes. Autant la considérer avec un maximum d’objectivité. Le délire s’invitera bien tout seul.
Carnets Noirs, 2011.
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