Jean-Bernard POUY – Spinoza encule Hegel
Au palmarès du titre le plus stupéfiant, Jean-Bernard Pouy remporte la palme d’or haut la main : en dépit des apparences, « Spinoza encule Hegel » traite fort peu de philosophie. Il y est surtout question de colts à crosse de nacre, de poursuites en voitures et de tueries plus ou moins soignées, le tout nappé de concepts aussi approximatifs que celui de crashitude et d’aphorismes tels que « L’homme est une poule pour l’homme ».
Après l’apocalypse nucléaire. Chaos généralisé. Les survivants survivent. Des groupes de hors-la-loi sillonnent la France en quête d’émotions fortes, sinon d’avenir. Ils se lancent des défis guerriers sur fond d’idéologie marxiste, léniniste, trotskyste, comme on voudra. La mort se doit d’être esthétique.
C’est bien ce qui tarabuste notre héros, Julius Puech, chef de la Fraction Armée Spinoziste. Cheveux rouges, vêtements noirs et bottes de lézard mauves, il ne passe pas inaperçu, d’autant que lui et ses copains ont contribué à l’anéantissement de divers groupuscules néostaliniens dans de grandes gerbes dialectiques et sanglantes. Mais voilà que les Jeunes Hégéliens leur lancent un défi. Pourquoi ? Mystère. Cela doit avoir un rapport avec l’éthique… La course-poursuite les entraîne de Paris à Marseille.
On aura compris que « Spinoza encule Hegel » dépasse les clivages établis du genre. Mélange de thriller futuriste, de Mad Max sous acide et de branquignols, elle narre la geste de jeunes cinglés pour qui la mort – celle des autres, bien entendu – apparaît comme le seul horizon admissible. Ils traînent après eux un fatras de concepts grandiloquents, masques dérisoires en regard de ce qui les motive réellement : la destruction de l’ennemi, qu’il soit de classe, de passage ou de fortune. Pour paraphraser Desproges, entretuons-nous en attendant la mort.
Simple divertissement pyrotechnique ? Que nenni ! Chaque page éclate de formules percutantes, de rapprochements audacieux, de visions délirantes qui projettent les ombres enflammées d’un monde agonisant. On voit les carcasses des voitures abandonnées sur le périph, on sent l’odeur de l’essence qui consume l’Assemblée nationale dans un brasier insensé, on entend les glapissements de l’animateur de Radio Cinquième internationale annonçant le nouveau défi du jour ou prédisant la curée pour tel groupe maoïsto-folklorique. Cours camarade, l’avenir n’est nulle part.
Dans la préface de l’édition Folio, J-B Pouy explique qu’il a voulu faire un sort à la légende soixante-huitarde que les élèves du bahut où il sévissait en qualité d’animateur culturel (sic) lui réclamaient ad nauseam. Voilà donc la grande affaire de l’extrême-gauche métamorphosée, par la grâce d’une plume trempée dans on ne sait quelles substances illicites, en épopée punkoïde. Le galimatias théorique, qui faisait alors le miel des contestataires de tous poils, est restitué sous une forme hallucinée, digéré à grands renforts d’alcool et d’amphètes. On retrouve le style pompeux des proclamations de l’époque, mais rectifié à l’aune de l’esthétique rock. Prolégomènes à toute crashitude… En ce sens, « Spinoza… » (préservons la pudeur de nos lecteurs) est un grand roman en ce qu’il constitue un authentique travail de création littéraire. De fait, il est difficile de trouver un équivalent à ce pavé jeté dans la mare de la bienséance. L’un des anciens élèves de J-B devait s’en souvenir un peu plus tard : un certain Maurice G. Dantec…
« Mes pareils à deux fois ne se font point connaître / Et pour leurs coups d’essai veulent des coups de maître. » Ce n’est pas vraiment le style de J-B Pouy, où la dérision est omniprésente. Néanmoins, c’est une réalité puisque « Spinoza… », écrit pour amuser des copains, est son tout premier roman. Plusieurs autres devaient suivre, publiés sous l’égide d’une bonne fée, Patrick Raynal (directeur de la Série Noire de Gallimard, en admettant qu’une bonne fée puisse revêtir l’apparence d’un trois-quarts de rugby avec des lunettes et une grosse moustache). On y retrouve à chaque fois un personnage principal un peu marginal, qui ne demande rien à personne. Evidemment, c’est sur lui que les emmerdements vont se précipiter. Le héros selon Pouy ? Vous ou moi, un homme ordinaire en butte aux petites et grandes hypocrisies de nos sociétés soi-disant justes et civilisées. Tout Jean-Bernard Pouy est là, cinglant, amusé, précis, avec ses phrases qui claquent et ses images qui apaisent parfois la douleur. Ses récits lui ressemblent, taillés à la serpe, précis dans l’expression mais toujours prêts à se barrer dans le délire. Une rencontre avec J-B (l’écrivain, et le whisky aussi) est une aventure inoubliable. Il suffit de l’entraîner sur un sujet qu’il affectionne, les mouvements trotskystes des années 70 ou la création du Poulpe, Norman Spinrad ou « Tous à Zanzibar » de John Brunner, et le voilà parti. Il raconte, raconte… On se régale.
Jean-Bernard Pouy est un pilier du polar français, une voix inimitable. Chacun de ses titres vaut le détour. Allez, un petit dernier pour la route : « Les roubignoles du destin ».
Imparable.
Albin Michel, 1983, puis Baleine, 1996.
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