Marc BEHM – La reine de la nuit
Quoi de plus approprié qu’un roman noir pour appréhender l’un des plus grands désastres de l’humanité ? Passer en revue l’avènement du nazisme, son triomphe et son effondrement à travers le personnage d’Edmonde Kerrl : voilà la tâche que s’est assignée Marc Behm, un écrivain américain installé en France dès les années 50, en écrivant « La reine de la nuit ».
Ce roman court et percutant, d’une exceptionnelle force subversive, met en scène une jeune Allemande comme il y en eut beaucoup dans ces années-là. Le père d’Edmonde, comédien de seconde zone et fou de Shakespeare, lui donna le prénom d’Edmonde, d’après le personnage du traître dans le Roi Lear. Sa mère, qui vénérait Wagner, lui transmit l’amour de l’opéra en même temps que son second prénom, Sieglinde, avant de s’évanouir dans la nature en compagnie d’un médecin britannique. Il faut croire que les bonnes fées de La flûte enchantée n’étaient pas très concentrées quand elle se sont penchées sur le berceau d’Edmonde : en 1930, son père adoré meurt au cours d’une rixe contre des ouvriers communistes. La jeune fille, âgée de quinze ans à peine et pensionnaire d’un institut religieux, se retrouve livrée à elle-même. Elle a pour elle une beauté à couper le souffle, un culot à toute épreuve et, plus important encore, la conscience de n’avoir plus rien à perdre. C’est ainsi qu’elle fait la connaissance d’Ernst Röhm, le chef des sinistres S.A. Très vite, elle adhère au mouvement nazi.
Par conviction ? Absolument pas : à ses yeux, le parti nazi est un simple conglomérat d’imbéciles et de voyous incultes qu’unissent le folklore du bras levé et un goût immodéré pour l’uniforme, la bière et la castagne. Edmonde est une pure opportuniste : elle cherche un travail dans une Allemagne qui s’enfonce dans le chaos et pense en trouver un grâce à ce ramassis de pseudo-soudards. Son ambition est sans limites : toute honte bue, elle se lie aux dignitaires du parti nazi, Himmler l’éleveur de poulets, Göring l’héroïnomane, Goebbels le gnome lubrique. Il ne lui reste plus qu’à conquérir l’estime du Leader, l’Autrichien au physique d’expert-comptable devant lequel tout ce beau monde se met à plat ventre. En attendant, elle séduit une aspirante actrice un peu mièvre que la rumeur dit proche du Doberman en chef : une certaine Eva Braun, qui deviendra l’une des innombrables conquêtes féminines d’Edmonde. Celles-ci vont se succéder tout au long de ce récit extraordinairement charnel.
Eberluée, la jeune femme férue de Mozart et de littérature anglaise assiste à l’ascension de ce parti de crétins et de bouffons éructant la haine. Mais comme ils sont les nouveaux maîtres de l’Allemagne, elle les suit sans états d’âme. Commence la chronique d’une interminable descente aux enfers. Dans cet opéra de l’horreur que constitue le nazisme, la belle Edmonde Kerrl est appelée à tenir le rôle formidable et glaçant de la Reine de la nuit.
On a souvent dit que les romans de Marc Behm se caractérisent par un style baroque qui ne recule devant aucune exagération ni aucune fantasmagorie. Il est vrai que les hommes y boivent des lacs de bière pendant que les femmes y perdent des litres de sang. Les cuites se succèdent à un rythme soutenu, et le fantôme du père a autant de réalité que les cadavres qui jonchent le parcours de cette héroïne de l’épouvante. On y fait l’amour des nuits entières dans des torrents de foutre et de sueur. Exagération ? Ou était-ce le monde qui, dans ces années-là, avait perdu toute raison et toute mesure ?
Ce qui frappe dans le personnage d’Edmonde Kerrl, c’est son absolue lucidité. A aucun moment elle ne succombe à une quelconque fascination pour Hitler et ses simagrées guerrières. Elle sait dès le départ que ces alignements d’oriflammes et ces rassemblements de hordes beuglantes ont pour seule finalité de dissimuler les turpitudes de quelques psychopathes patentés : la mégalomanie du Chef, l’avidité d’un Reichmarshall bouffi de décorations, les obsessions malsaines d’un nabot ministre de la Propagande. Tout est faux-semblant, mise en scène et décorum. Retorse et manipulatrice, Edmonde comprend très tôt le modus operandi de cette pantalonnade : conserver une façade de respectabilité pour mieux cultiver ses obsessions, afficher une tenue exemplaire pour mieux vivre une homosexualité officiellement réprouvée, mais couramment pratiquée. Elle surjouera la fidélité au Chef nazi, puisque c’est à ce prix seulement qu’elle pourra s’abandonner à sa quête frénétique de plaisir. Peu importe s’il faut sauter d’un uniforme brun à un uniforme noir, trahir une maîtresse pour une autre, livrer une jeune amante juive à la rapacité des SS : pour survivre dans un monde de rapaces et de cochons d’enculés, ainsi qu’elle désigne les individus de sexe mâle, tous les moyens sont bons, y compris les plus déloyaux. Elle se découvrira au passage des capacités de cruauté insoupçonnées. En cela, Edmonde Kerrl est une authentique nazie, communiant dans la loi du plus fort et dans la règle darwinienne de l’élimination de tout ce qui peut entraver sa propre perpétuation. C’est un ogre souriant, un monstre aux traits d’ange. Dans les régimes totalitaires, l’opportunisme ne cesse d’entretenir la flamme allumée par le fanatisme.
Voilà pourquoi « La reine de la nuit » s’apparente à une interminable chute dans un puits sans fond de coucheries, d’alcool, de massacres et de trahisons. Chaque page est poisseuse de salive, de sueur et de sang. Le nazisme selon Marc Behm : le délire psychotique d’une société aux abois qui transcende ses frustrations sexuelles dans l’homicide organisé avant de se repaître de ses propres sécrétions. Un régime de clowns sentencieux et de croque-morts. L’horreur totalitaire, c’est la dévoration de l’autre par la prédation sexuelle ou le meurtre idéologiquement justifié. Nature intrinsèquement libidinale du crime de masse : la thèse vaut la peine d’être examinée. A un certain degré de jouissance, les barrières morales tombent et le crime n’est plus qu’une procédure administrative comme une autre, prélude à la jouissance plus effrayante encore de la torture.
Au-delà de cette mascarade oscillant entre le Tartuffe et le Roi Lear, l’auteur questionne l’humanité tout entière. Voici une jeune femme cultivée, intelligente et pleine de motivation. En théorie, rien ne la prédisposait à adhérer à une entreprise aussi insensée. Elle s’y livre pourtant corps et âme, sans perdre un seul instant sa lucidité. Pour Edmonde, cette fuite en avant ne peut que mener à l’abîme. Elle n’est jamais dupe : les tragédies de Shakespeare l’ont instruite sur la certitude de l’horreur. Alors, pourquoi y plonger les mains, puis les bras, la tête, et l’âme enfin ?
Parce que c’est plus jouissif, nous répond Marc Behm. Il suffit que certaines conditions soient réunies pour que l’animalité humaine reprenne tous ses droits : une série de rituels un peu magiques, une main qui flatte l’encolure du converti, un bout de chair humaine jetée à sa concupiscence, et tout est en place pour l’apocalypse. On ne peut comprendre l’avènement du nazisme si l’on fait abstraction de sa dimension proprement humaine, quasi charnelle. Si Hitler et sa clique n’avaient été qu’un ramassis de psychopathes vociférants, jamais le national-socialisme n’aurait déchaîné l’enthousiasme d’un peuple qui a quand même engendré Bach, Mozart et Beethoven. Il fallait, pour que triomphe ce barnum d’enragés, procéder à la fusion organique entre ces dirigeants monomaniaques et cette masse d’individus qui, grâce à cette liturgie d’imprécations et de croix gammées, trouvaient un sens à leur vie déphasée. Inhumain, le nazisme ? Bien au contraire, profondément humain, et génétiquement ancré dans la bête qui sommeille en chacun de nous. Réprimez le désir, tuez l’esprit, désignez le bouc émissaire : l’heure des bouchers a sonné. Le propre de l’homme, c’est l’assassinat réfléchi de l’humanité. Jonathan Littell s’en souviendra en 2006 lorsqu’il publiera « Les Bienveillantes », ce chef-d’œuvre de clairvoyance.
On voudrait ne jamais avoir lu « La reine de la nuit » tant ce roman interpelle, dérange, provoque la nausée. On se console en se disant que les horreurs décrites dans ce livre appartiennent au passé. Puis on découvre le génocide rwandais, les massacres de Srebrenica, la répression des printemps arabes. Et l’on se précipite sur les autres romans de l’Américain, « A côté de la plaque », « Trouille » et le célèbre « Mortelle randonnée ». Déjanté, l’univers de Marc Behm ? Ou alors humain, trop humain ?
« Auf Wiedersehen, cochons d’enculés ! » Edmonde Kerrl vous salue bien.
Rivages, 1992.
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