Iain PEARS – Le cercle de la croix
L’amateur de symboles cabalistiques et d’indices mystérieux débouchant sur des révélations aussi surprenantes qu’approximatives peut passer son chemin : « Le cercle de la croix » est un thriller historique de grande envergure, tant sur le plan du suspense que sur celui de l’érudition. Soyons clair : il soutient la comparaison avec le légendaire « Nom de la rose » d’Umberto Eco.
Les faits relatés se déroulent à Oxford en 1663. Marco da Cola, gentilhomme vénitien et médecin amateur, débarque pour un voyage d’affaires dans une Angleterre qui se remet à peine de vingt années de tumultes : conflits sanglants entre catholiques et protestants, guerre civile, exécution de Charles Ier, dictature d’Oliver Cromwell, retour contesté de Charles II sur le trône… Ces événements ne sont pas sans répercussions sur la petite communauté de savants qui dispense son savoir à l’université d’Oxford. Disgrâces et réhabilitations attisent jalousies et rancoeurs. C’est dire si l’irruption d’un papiste au sein de ce cénacle est vue d’un mauvais œil. Comble d’arrogance, cet Italien est un ardent partisan des sciences expérimentales telles que la chimie et la chirurgie, dont les pratiques indignent les plus dévots de ces érudits.
L’un d’eux, un professeur d’astronomie nommé Robert Grove, se distingue de ses confrères par son ouverture d’esprit et sa capacité de dialogue, même envers ceux qui ne partagent pas ses positions conservatrices. Ses disputes avec le redoutable mathématicien John Wallis et le prudent historien Anthony Wood sont de notoriété publique. Le Vénitien se verra pris à partie dans ces controverses où science et foi se livrent un combat acharné.
Cette communauté est mise en émoi lorsqu’un jeune aventurier soupçonné de sympathies républicaines, l’étrange Jack Prestcott, profite d’une visite nocturne du Dr Wallis dans sa cellule pour le ligoter et s’enfuir. Le pire reste pourtant à venir : le matin même, Marco da Cola retrouve le corps convulsionné du Dr Grove dans son lit, victime d’un empoisonnement.
Tout accuse son ancienne servante, la belle et ténébreuse Sarah Blundy, dont Marco da Cola a soigné la vieille mère, victime d’une fracture de la jambe. L’enquête est rondement menée : sa réputation de catin est établie et plus grave encore, on retrouve chez elle une bague ayant appartenu au défunt. Elle est condamnée à la pendaison puis, pour parer à tout risque de sorcellerie, au bûcher. Au pied du gibet, un jeune et ambitieux médecin du nom de Richard Lower attend fébrilement la fin du supplice pour escamoter la dépouille, qu’il a déjà achetée au bourreau, afin de procéder à diverses expériences chirurgicales…
Marco da Cola pressent que cette célérité cache une volonté de dissimuler des secrets embarrassants pour un grand nombre de gens, mais on lui fait comprendre avec insistance que sa place est dans sa Vénétie natale. Il est vrai que son comportement n’était pas exempt de toute ambiguïté.
Une ambiguïté qui se renforce avec l’intervention d’un deuxième narrateur, le jeune Prestcott. Sa version des faits présente de grandes différences avec le récit du marchand vénitien. La jeune Sarah Blundy ? Innocente, bien sûr ! Les perspectives se renversent, remettant en question les vérités les plus établies. Les motivations des protagonistes se précisent, se brouillent ou éclatent au grand jour. Le puissant apparaît faible, l’intriguant manipulé, l’accusé victime, l’accusateur naïf. On croyait tenir la vérité, mais voici un troisième récit, celui du Dr Wallis. Nouvelles révélations. Le médecin vénitien ? Un drôle de paroissien, en vérité… La mère de Sarah Blundy ? Sa fracture de la jambe n’avait évidemment rien d’accidentel… Dans une quatrième partie, le Dr Wood livrera les tenants et aboutissants de l’affaire. Où l’on constate que chaque personnage de ce thriller possédait un double-fond et protégeait jalousement un secret… Et si les disputes théologiques et scientifiques cachaient des préoccupations d’ordre politique ?
On l’aura compris, l’intrigue du grand romancier britannique Iain Pears déborde la simple problématique de l’énigme criminelle. Au-delà du meurtre, la question qui se pose est celle du jugement : sur quoi nous basons-nous pour décréter qu’une chose est vraie et une autre fausse ?
Le véritable tour de force de ce thriller réside dans la restitution de l’atmosphère de cette Angleterre – du monde occidental, en définitive – qui aborde en ce milieu du XVIIème siècle un tournant décisif de son histoire. Atmosphère confinée : violence et hystérie religieuse règnent en maître, savants et ecclésiastiques rivalisent d’arguments, puissants et misérables vivent dans la crainte omniprésente du complot. Les pires superstitions obscurcissent des consciences taraudées par le péché et la crainte de la damnation. Les passions des hommes s’opposent à leur volonté de comprendre l’univers. Il est vrai que toute lumière traîne après elle sa part d’ombre.
Ce n’est pas sans fascination qu’on assiste à la naissance de la science expérimentale, entre une dissection de cadavre et une expérience de transfusion sanguine. Chaque tentative fait l’objet de spéculations infinies. La vérité avance à la godille, entre des récifs d’erreurs. Un peu plus loin, on voit le médecin italien assister, consterné, à une représentation d’une pièce du grand Shakespeare, dont les outrances révulsent cette âme délicate. Le charme du livre tient aussi à ces moments de comédie où les a priori s’expriment sans fausse pudeur. L’éveil intellectuel côtoie le chauvinisme le plus borné : l’Anglais est rustre autant que l’Italien est sournois. Les hommes eux-mêmes se jaugent : des scientifiques assoiffés de reconnaissance se révèlent prêts à toutes les bassesses pour une prébende royale, des médecins se dévouent à leurs patients au point de les expédier dans l’autre monde à force d’incompétence. On croise des gens de peu qui peuvent beaucoup et des misérables puissants, de grandes âmes ténébreuses et de petits boutiquiers géniaux. Le roman tout entier baigne dans cette pénombre foisonnante où la lumière de la vérité manque à tout moment d’être soufflée par une obscurité plus présentable.
Comme tous les protagonistes de ce thriller, le lecteur suit l’enquête pas à pas. Ses certitudes sont emportées en un coup de vent. Il croyait avoir trouvé un début d’explication à telle manœuvre : déjà, une révélation surprenante la rend caduque, proposant une nouvelle hypothèse plus audacieuse encore. Iain Pears restitue les passions d’une époque où tout bascule : la foi subit les coups de boutoir de l’expérience, les croyances se heurtent aux faits, les rois sont sujets à des renversements d’alliance. A coups d’essais et d’erreurs, l’homme se taille une route dans l’univers, mais une route semée d’embûches, de conspirations, de luttes confessionnelles, de passions amoureuses, de vengeances, de théories géniales et d’expérimentations navrantes.
Au terme de ces quatre récits passionnants, antagoniques et naturellement complémentaires, le lecteur abasourdi mesure la relativité de toute forme de vérité. Réussite ou échec, tout est question de point de vue. Sommes-nous des savants aveugles, des médecins imaginaires, des serviteurs abusés ? A chacun sa réponse.
C’est dans le grouillement de l’Histoire que Iain Pears puise la sève de ses récits. Il faut souligner ici combien son immense érudition, loin d’être gratuite, se met au service de l’intrigue : grands enjeux sociétaux de l’époque ou détails infimes de la vie quotidienne, tout contribue à restituer un monde exubérant où chacun des personnages évolue dans son humanité la plus complexe. Il n’y a pas de grande ni de petite histoire : il y a une multitude d’histoires, imbriquées les unes dans les autres, qui se questionnent et se répondent sans trêve.
L’art de l’historien consiste à éclairer le monde d’aujourd’hui avec la lanterne du passé. Celui de l’auteur de thriller est de rendre cette exploration captivante. Iain Pears réalise le tour de force de réunir ces deux exigences en un seul récit. Magistral.
Belfond, 1998.
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