Jean-Hugues OPPEL – French tabloïds
Soit un Président en fin de mandat. Il traîne un certain nombre de casseroles judiciaires derrière lui, reliquats d’un vieux contentieux avec la Justice. Il aimerait avoir cinq années de sursis, histoire de faire jouer la prescription. Bref, il doit se faire réélire, coûte que coûte.
Il possède une arme : la peur. Non pas celle qu’il exerce personnellement – la France est une démocratie – mais celle qui s’insinue dans les esprits et fait voir l’ennemi à tous les coins de rue. Pour installer la peur, un vecteur : l’information. Et pour modeler l’information, des spécialistes : les communicants. Un long travail de persuasion commence auprès des journaux et des médias audiovisuels. Bientôt, radios, télés et rotatives vont cracher de l’insécurité, jusqu’à la nausée.
Pour parachever ce plan com’, il serait bon qu’un homme incarne la peur, lui donne un visage humain et effrayant. Ce sera le travail d’un autre spécialiste, expert dans le domaine de la manipulation mentale. Ce ne sont pas les tarés et les aigris qui manquent, encore faut-il en trouver un qui soit susceptible de passer à l’acte au moment opportun. Et qu’on puisse neutraliser juste avant l’issue fatale.
Jean-Hugues Oppel nous montre l’autre visage de la France. Tout y est malléable, les unes des journaux comme les esprits. Question de persévérance et surtout de dosage de l’information : l’important est que le scénario culmine à bon escient. Un mois avant les élections, par exemple. Et tout va très bien marcher. Les résultats dépasseront même les espérances de leurs concepteurs. Certes, un grain de sable se glisse dans les rouages du mécanisme. Un grain de sable qui va répandre le sang de quelques innocents. Heureusement, la raison d’Etat est là pour protéger les Présidents en quête de réélection.
Toute ressemblance avec des personnes ayant existé, etc.
C’est à la mise en œuvre d’une effroyable mécanique de précision que nous convie « French tabloïds » – clin d’œil à James Ellroy. Ce roman a le tranchant inéluctable des scies circulaires : il convoque la meule des gros titres de presse écrasant tout esprit critique, le moulin à prières du journal de 20 heures et les rotatives qui débitent de la peur au kilomètre. Comme tous les protagonistes du récit, on se retrouve happé dans cette logique implacable de destruction démocratique, rythmée par le défilement des dépêches et le claquement des balles. Avec une maîtrise glaçante, Oppel retrace le processus de fabrication de l’opinion publique et son inévitable corollaire : la destruction de tous ceux qui s’opposent aux vérités officielles. Grâce au travail des spécialistes, le hasard est réduit à la portion congrue.
« French taboïds » ne laisse pas une seconde de répit au lecteur : il ne peut se détacher de ses personnages, des gens ordinaires qu’on pourrait croiser en bas de chez soi, mais qui sont emportés dans une machination dont les enjeux les dépassent. C’est le contraste entre cette banalité quotidienne et l’énormité des événements en question qui fait la singularité de ce livre, et sa force de percussion. Dépouillée de ses communiqués officiels et de ses interviewes complaisantes, la politique s’y dévoile, nue et sans fard. Elle n’y paraît pas à son avantage.
Ce n’est d’ailleurs pas sans un profond malaise qu’on se replonge dans cette nuit tragique de mars 2002, où l’on vit un forcené armé d’un Glock 19 Compact abattre huit personnes pendant un conseil municipal, à Nanterre. Le lendemain, au cours de sa garde à vue, il se jetait d’une fenêtre du quai des Orfèvres. Un mois plus tard, Jacques Chirac se retrouvait au second tour de la présidentielle. Son challenger était Jean-Marie Le Pen. On connaît la suite.
Jean-Hugues Oppel tend un miroir à notre époque : celle d’une réalité déformée par une médiatisation effrénée, et dont le reflet coïncide avec nos pires hantises. A partir de cette peur primitive, nous enseigne-t-il, on peut créer de toutes pièces des dirigeants élus. Il suffit de faire preuve d’une technique de communication affûtée, sans mégoter sur L’information tendancieuse et le cynisme. Si dans cinquante ans on se demande à quoi ressemblait la France au début du XXIème siècle, il suffira de se replonger dans ce livre pour s’en faire une idée.
Un point a longtemps divisé les spécialistes : comment un meurtrier placé en garde à vue dans les locaux de la PJ parvient-il à surprendre la vigilance de ses gardiens au point de se défenestrer par un velux ? A cet incroyable exploit, « French tabloïds » nous apporte une réponse convaincante.
Rivages, 2005.
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