Edward BUNKER – La Bête contre les murs
Il est un mythe dans l’univers du polar : l’écrivain taulard. Celui qui a vraiment vécu les aventures qu’il raconte dans ses bouquins. Pas d’intrigues invraisemblables, pas de chichis. Que du lourd. Aux Etats-Unis, ce mythe avait un nom : Edward Bunker. Gueule de pirate burinée par des années de gnons, de drogue et de taule, Bunker est l’écrivain qui a le mieux analysé la psychologie criminelle – avec James Ellroy, autre habitué des postes de police de Los Angeles dans sa jeunesse. A la différence près qu’Ellroy était juste un pauvre type à la dérive, un clodo bouffé par l’alcool et la came avant d’être sauvé par la littérature. Tandis qu’avec Bunker, on change de catégorie. On se retrouve en présence du vrai dur : trafic de drogue, vols à main armée, et une kyrielle d’années sous les verrous au milieu d’hommes tout aussi enragés que lui. Il était encore en pension au pénitencier de San Quentin lorsqu’est sorti en 1973 son premier opus, « Aucune bête aussi féroce », récit époustouflant de ses prouesses de gangster. Avec ce deuxième roman publié en 1977, il nous entraîne encore plus loin dans la nuit – celle du mitard. Nul mieux que Bunker n’a décrit avec une telle force l’Autre Côté, l’Ombre, l’Envers du Décor où le moindre faux pas se paie cash. Bienvenue en enfer.
« La Bête contre les murs » raconte l’amitié de deux hommes que tout aurait dû séparer, hormis les murs d’enceinte d’un pénitencier. Ronald Decker, 25 ans, est issu d’une bonne famille californienne. C’est le goût de la vie facile qui l’a amené à devenir un important dealer. Comme il est en récidive, il écope de deux ans à San Quentin – la pire prison des Etats-Unis, quatre mille fauves prêts à s’entre-tuer au moindre prétexte. On ne relève plus les règlements de comptes à coups de couteau : il y a autant d’homicides à San Quentin que dans toutes les autres prisons des States réunies. Circonstance aggravante, Decker est plutôt joli garçon. Ses chances d’échapper au viol sont donc minimes.
Earl Copen a 37 ans, dont la moitié passée derrière des barreaux. C’est sa troisième peine d’emprisonnement à San Quentin. Il est l’un des détenus les plus respectés du pénitencier, membre influent de la Fraternité aryenne – le principal gang de détenus blancs. Impressionné par le calme et l’intelligence du jeune Decker, Copen le prend sous son aile et lui enseigne la loi non-écrite du pénitencier. Et, du même coup, lui sauve la vie.
Car San Quentin constitue un monde à part, une société recluse et sauvage qui se résume aux pulsions les plus primitives : manger, dormir, rester en vie. Le cas échéant, voler et violer ce qui peut l’être. Pour avoir une chance d’en sortir intact, il faut apprendre, et vite. La première règle, fondamentale : les races ne se mélangent pas – jamais. Les gangs règnent en maître à San Quentin. Blancs et Chicanos ont conclu un pacte de non-agression, ils se respectent et s’associent ponctuellement pour commettre l’un ou l’autre mauvais coup. Les Noirs restent entre eux : les Blancs les maintiennent à l’écart, même dans la cour du pénitencier où chaque communauté veille sur son territoire. L’inconscient qui transgresse la règle raciale n’a aucune chance d’échapper au lynchage. La deuxième règle : ne faire confiance à personne. En corollaire, ne jamais accepter le moindre cadeau : c’est la meilleure façon de se retrouver coincé dans un cagibi, à servir d’exutoire sexuel à une cinquantaine de détenus rendus fous par le manque de femme. Et malheur à celui qui se fera attraper : sa réputation sera faite, il ne pourra plus en changer. Troisième règle : ne pas chercher les ennuis – ils viendront tout seul. Corollaire : être toujours sur le qui-vive. Le danger déboule au moment où on s’y attend le moins.
Sous ses airs de dur, Earl Copen s’est assagi. Il est employé aux écritures dans les locaux administratifs et n’aime rien tant que la lecture d’un bon bouquin. Il consacre aussi quelques heures à l’exercice physique, jeu de paume et course à pied. Bien sûr, il ne répugne pas à dérober une boulette d’héroïne à un autre détenu, mais à condition que l’affaire soit montée dans les règles. Ce n’est jamais gagné : ses amis ont généralement plus de muscles que de jugeote. Raison de plus pour approfondir ses liens avec Ron, plus réfléchi et infiniment moins émulsif.
Sauf que Ron a une épée de Damoclès au-dessus de la tête. Sa condamnation à deux ans de prison peut être révoquée à tout instant. Au moindre faux pas, il sera renvoyé devant un juge. Et là, il risquera entre dix ans et perpète. Et voilà que Buck Rowan, un détenu qui tient plus de l’animal que de l’être humain, s’est mis en tête de l’honorer de la plus biblique des façons. L’affront étant public, il doit être lavé sous peine de passer pour une fiotte. Mais si Ron se fait coincer par un gardien, c’est la perpète assurée. Earl Copen aura-t-il le temps d’intervenir pour désamorcer la fureur de son ami ?
Disparu en 2005, Edward Bunker était certainement un dur à cuire, mais c’était surtout un sacré conteur, et un des tout premiers auteurs de polar de sa génération. Sous sa plume, les moindres péripéties de la vie carcérale prennent une dimension épique. Le vol d’une boulette d’héroïne, la médiation d’Earl pour séparer deux Blancs prêts à en venir aux mains, les bobards servis aux gardes et aux officiers de la prison, chaque événement est parcouru d’une tension difficilement contenue. Les nerfs sont à vifs, on sent les protagonistes prêts à exploser à la moindre occasion. Même les dérobades crient vengeance. Aucun lyrisme dans sa peinture de mauvaises mœurs : son style est clinique, comme désenchanté. Earl Copen a tout connu dans la vie, et surtout le pire. Il n’a plus aucune illusion – et l’on devine qu’Edward Bunker a mis beaucoup de lui-même dans ce personnage de vieux taulard revenu de tout. Ses amis ne valent pas mieux. Tous sont issus d’un milieu modeste, voire misérable. La plupart ont connu les maisons de correction – un univers que Bunker décrira avec son brio habituel dans « La Bête au ventre », troisième volet de son autobiographie romancée. Ces hommes ont d’abord appris à cogner, puis à réfléchir. Ils savent aussi qu’à peine sortis du pénitencier ils reprendront leur vie de malfrat parce qu’ils ne peuvent rien faire d’autre et que, de tout façon, la vie n’aurait aucune saveur sans l’adrénaline du deal de cocaïne ou du braquage. Ils sont conditionnés pour être des hors-la-loi. La rue est leur milieu naturel, la violence leur oxygène, la prédation leur mode de vie. Ils ne peuvent concevoir un monde juste. D’ailleurs, comment croire à la justice quand un riche n’a qu’à payer une caution pour se retrouver libre ? Eux sont nés du mauvais côté de la barrière du fric. Inévitablement, ils finiront du mauvais côté du mur, à l’Ombre. C’est la règle, ils l’acceptent.
Le cas de Ron est particulier. Il avait une chance de s’en sortir, il a même tâté de l’université. Mais la vie est un long escalier, et l’homme est guidé par « le désir de monter et la joie de descendre », ainsi que l’écrivait Verlaine – autre écrivain taulard. Ron n’a rien à voir avec ces paumés juste bons à pleurnicher sur leur sort et à se vanter d’exploits imaginaires. Il a été un véritable self-made-man, un entrepreneur – dans le trafic de drogue, certes, mais d’autres font carrière dans la justice ou la politique, ce qui n’est pas plus brillant. Il a accumulé une fortune considérable, il a été du bon côté du rêve américain avant de tomber et de tout perdre. Il n’est pas une de ces bêtes sauvages qui fourmillent à San Quentin. Pourtant, une seule année de régime carcéral suffira à le rendre aussi enragé que ses frères de captivité. « Animal factory », titre anglais de « La Bête contre les murs », délivre l’un des plus implacables réquisitoires contre le système pénitentiaire américain. Il dresse un constat sans appel : quiconque entre dans une prison de l’Oncle Sam aura juste envie de lui faire la peau à la sortie – s’il en sort. Et les autorités qui laissent perdurer cet état de fait sont aussi criminelles que ceux qu’elles sont censées mettre au pas. Edward Bunker parle en connaissance de cause : San Quentin est une machine à fabriquer de la haine.
Ne tournons pas autour du pot : « La Bête contre les murs » est un livre violent. Les bons sentiments n’y ont pas droit de cité. On ne compte plus les menaces, les coups, les homicides. On y apprend comment vaincre un homme à qui on rend vingt centimètres et trente kilos. Ou comment simuler la folie en faisant semblant de manger ses propres excréments. San Quentin, c’est la nef des fauves, l’archipel du mitard. Des milliers de solitudes barricadées derrière des poings. Mais c’est aussi un livre vrai, juste, puissant, voire émouvant par moment. L’amitié qui unit Earl et Ron innerve chaque page. On s’aperçoit que les sentiments humains restent possibles, même en enfer, à condition de choisir la bonne personne, et lorsque les circonstances s’y prêtent. On pourrait presque parler de tendresse entre ces deux hommes, tant est omniprésent le manque d’amour dans ces lieux – et dans toutes ces existences en définitive. C’est alors que les miracles surviennent, sous la forme d’un camion poubelle et d’une barre d’haltère. La précision, toujours, jusque dans le sacrifice.
On sort de ce livre estomaqué, titubant, comme un détenu qui recouvre la liberté un beau matin de printemps. On respire un grand coup, on lève les yeux vers le soleil que n’obscurcit plus aucun mur. Que va-t-on faire de toute cette lumière ? Elle nous blesse déjà les yeux…
Rivages, 1992.
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